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La Libye.

    Remarque : A cette époque, au temps de l'argentique, faire des diapositives était du luxe. J'en faisait depuis 1966 mais avec parcimonie. C'est pourquoi j'ai si peu de photos de ce voyage insolite.

    Dans les années soixante-dix la Yougoslavie participait aux grands travaux de développement de la Libye. Par des accords intergouvernementaux, entre autres, des entreprises macédoniennes avaient construit un hôpital dans la ville de Derna et la Macédoine s'est engagé de fournir du personnel, le temps que des médecins et infirmières locaux soit formés. Pour les professionnelles médicaux macédoniens c'était l'eldorado. Historiquement la Macédoine était terre d'émigrants non qualifiés. Mon grand-père paternel avait travaillé comme homme de peine sur des chantiers en Roumanie fin dix-neuvième siècle et deux fois aux États Unies début vingtième. Nous n'avions parlé de ça, mais mon père a dû être fière d'être, à son tour, un émigré hautement qualifié.

    Donc, mon père était allé diriger l'hôpital de Derna. Ma mère l'avait accompagné. C'était une occasion de visiter ce pays ignoré des touristes et même des voyageurs excentriques. Nous avons prévu de partir en voiture d'abord à Skopje pour voir la famille et les amies. Ensuite continuer jusqu'au Athènes pour prendre l'avion pour la Libye. Mes parents nous attendraient à Benghazi, l'aéroport le plus proche à environs 300 kilomètres de Derna.

    La Libye, à l'époque comme maintenant, n'était pas un pays touristique et y aller n'était pas banal. La Yougoslavie, nous avions que la nationalité yougoslave, avait un régime sans visa pour plus de pays que la France. Pourtant il fallait des visas pour la Grèce et pour la Libye. Les deux démarches pas évidentes :

Pour demander le visa au consulat à Skopje il y a deux possibilités : soit faire la queue pendant des heures soit trouver une relation. La tente de Vera connaissait quelqu'un qui avait un accès privilégié. J'ai lui ai répété plusieurs fois qu'elle lui dise qu'il me faut deux visas, un pour aller et un autre pour revenir. Quand j'ai récupéré les passeports j'ai regardé les visas : c'était écrit à l'alphabet grecque, mais dans le texte il y avait un chiffre 2.

    Nous sommes donc arrivés à Athènes et avons passé la nuit à l'hôtel. Le lendemain j'ai garé la voiture le long de la clôture de l'aéroport, j'étais au fait que c'est un endroit sûr et gratuit. Une péripétie avec Olympic Aerlines, la compagnie aérienne d'Onassis. Onassis, l'armateur et époux de Jackie Kennedy. Nous avons embarqué, l'avion a accéléré sur la piste de décollage et freiné brusquement. Problème technique, ils avaient dit. Faut changer d'avion. Un peu plus tard nouveau départ, nouvel échec. Le même pépin. Le troisième essai était le bon. Vera se demandait comment ça va se passer au retour, avec l'avion libyen ! Dans l'avion fallait remplir les formulaires d'immigration, en arabe. J'étais prévenu, il faut demander au voisin.

    A l'aéroport de Benghazi les gens qui attendaient les voyageurs étaient dans le même hall que les guichets de l'immigrations. Faisant la queue pour les formalités, Darko a vu ses grands-parents et couru vers eux. Arrivé au guichet l'agent m'avais demandé l'acte de mariage ! J'essayais de lui expliquer que je ne le porte pas sur moi et même si je l'avais, il n'aurait pas été traduit en arabe. Pendant que nous discutions, l'agent a vu Darko et demandé à Vera si c'est son fils. Elle lui ait confirmé et il nous a laissé partir. Mon père m'avait ensuite expliqué que dernièrement les autorités se sont aperçues que des filles venaient se prostituer et du jour au lendemain elles ont interdit l'entrée au pays de jeunes femmes seules.

    Kadhafi. La Libye en cette 1978, neuf ans après l'arrivé de Kadhafi au pouvoir, vivait son âge d'or. La manne du pétrole était distribuée sans compter. Sur la route de Benghazi vers Derna mes parents nous avaient fait remarquer les habitations troglodytes récemment abandonnés pour des logements dignes. En ville j'ai été étonné de voir de la ferraille verticale sur le haut de presque toutes les maisons. Explication : tout libyen pouvait, indépendant de son âge, prendre un crédit sans intérêts qu'il devait rembourser une fois sa maison achevée. Alors le plus part n'était pas terminée, il en manquait l'étage suivant.

    Traditionnellement les Libyens étaient des nomades. Le pouvoir voulait les sédentariser en leur offrant des fermes. Chaque Libyen, s'il le voulait, pouvait en obtenir une. Gratuitement. Un terrain, avec maison équipée, des outilles, un service de conseils d'un agronome bulgare et un salaire pour quatre ans. On voyait ces fermes le long des routes. Les mauvaises langues disaient que souvent le Libyen prenait la ferme, engageait un Tunisien pour y travailler et lui ouvrait un magasin en ville. Parce que le rêve du bédouin est de devenir commercent, pas de labourer la terre.

    Derna. A l'époque Derna était une ville paisible. Autour du port se trouve le centre-ville, le reste est sur les hauteurs environnantes. Mes parents habitaient une maison sur une des collines. Pour rentrer ma mère n'hésitait pas à faire du stop, seule. Un jour, au bazar dans le quartier des bijoutiers, je voyais plusieurs boutiques ouvertes avec une chaise à travers la porte et personne dedans. A mon étonnement de voir le magazine ouvert sans surveillance on m'avait répondu que le marchand a dû être parti déjeuner.

    Je n'arrivais pas à comprendre le comportement des femmes dans l'espace public. Dans la rue il y avait des écolières aux cheveux noués avec des rubans comme dans les pays de l'Est. Dans la rue des femmes avec le visage partiellement ou complètement voilé. J'étais étonné de constater un comportement bizarre : certaines, d'un coup, se dévoilaient ou revoilaient sans raison apparente. Ce n'était pas parce qu'elles croisaient un homme ou passaient devant une mosquée. Une fois j'ai voulu discrètement filmer, avec ma camera 8mm, deux filles voilées que j'ai repéré. Quand elles m'ont vues elles se sont dévoilées et se sont misent à me saluer avec les mains : . Dommage que j'avais coupé trop tôt.

    J'ai visité l'hôpital. Là, j'ai appris que mon père n'était pas le directeur, comme je le croyait. Il n'était que le chef du personnel macédonien. Tout le personnel médical était macédonien, sauf en psychiatrie : un psychiatre de culture différente peut difficilement soigner un patient local. Allant me présenter au directeur, mon père m'avait prévenu qu'il est infirmier de formation. L'impératif du gouvernement était que les institutions soient dirigées par des autochtones, ils n'avaient pas beaucoup de choix pour du personnel compétent. Effectivement, dans son bureau il y avait une grande télé allumée et un grand transistor. Mon père était fier de lui présenter son fils qui vient de Paris. Habiter à Paris, c'avais de la gueule. Plus tard je lui avais demandé s'ils devaient couper des mains des voleurs, comme en Arabie Saoudite. Bien sûr que non, mais il devait gérer un autre acte médical délicat. Les certificats de virginité que, en général, les familles demandent pour les filles avant mariage. "Et alors ?" "J'ai donné l'instruction qu'elles sont toutes vierges." Je n'ai pas demandé s'il leur arrive de faire de faux certificats.

    Mon père avait une Coccinelle de fonctions. Il était contant d'elle mais elle consommait beaucoup de moteurs. Il n'y avait pas encore beaucoup de mécaniciens biens formés en Libye. Quand le moteur avait des problèmes, ils le changeaient. Nous sommes allés visiter l'arrière-pays désertique. Aux alentours de Derna ce n'est pas un désert de sable mais de la terre et des cailloux. Nous avons pris "La route de Rommel", le sinistre maréchal avait combattu dans les parages. Il y avait quelques vestiges dont je n'ai pas compris la signification. On m'avait fait remarquer des bottes et autres restes militaires qui traînaient par terre, 35 ans après. Plus loin, dans les collines, il y avait un barrage en construction par une entreprise yougoslave. C'était le tristement célèbre barrage de Belad. Ignorant en la matière, nous avons été surpris de l'intérêt de construire un tel ouvrage dans le désert. J'ai compris, des décennies plus tard. En 2023, suite aux pluies exceptionnelles et le mauvais entretien de ces dernières années, le barrage s'est effondré et causé des milliers de morts.

    La Libye, c'était déjà dit, n'était pas un pays touristique. Pourtant il y avait des sites antiques avec un charme spécifique : ils étaient vierges. Pour visiter il fallait savoir où est la clé : chez un gardien ou chez quelqu'un au village. La clé récupérée, on visitait le site à sa guise. Nous n'avons pas vu des traces de fouilles ou de consolidation.

    Apollonie de Cyrène. Mes parents nous avait fait visiter les sites antiques d'Apolonie et Cyrène. Au moment de rédaction de ce récit, 47 ans plus tard, je suis confus. Sur Wikipédia français ils parlent d'un site unique : Apollonia de Cyrène et en version anglaise de deux sites différents, distancées de 20 kilomètres. Apollonie étant le port de Cyrène. C'est l'inverse dans mes maigres notes. En réalité je n'ai jamais vu les noms affichés. Je ne sais pas si j'avais mal compris ou peut-être que mes parents avaient la mauvaise information.

    Sur le site que j'ai pris pour Apollonie, j'avais noté la source nommée APOLLO, un nom qui avait une certaine signification concernant mon travail professionnel. Il n'y avait pas de gardiens, on pouvait se promener partout et marcher sur les mosaïques. Nous faisions faisant attention quand même. J'ai fait même fait monter Vera et Darko sur un lion pour prendre la photo. Ça ne se fait pas, bien sûr. J'ai un peu honte maintenant mais on n'a pas fait des dégâts.

    La ville portuaire de Cyrène était très peu fouillée. J'étais intrigué par un détail : Des croix étaient sculptés sur les colonnes en relief rebondi. Donc avant l'an zéro. Donc la croix était un symbole avant la crucifixion de Jésus.

    Tobrouk. Une journée d'excursion dans l'Est, à Tobrouk, avec des collègues de mon père. C'est une région de batailles importantes pendant la Deuxième guerre mondiale entre les forces anglo-françaises et allemands commandés par le général Rommel. Nous avons d'abord visité le cimetière de Bir Hakeim aux tombes chrétiens et musulmans, où les enfants pouvaient jouer sur les canons. Pour le cimetière allemand , genre blockhaus, il fallait chercher les clés chez le gardien. Du haut il y a une vue sur la station de dessalement. Au retour arrêt devant une sorte de sanctuaire nommé "L'état-major de Rommel".

    Le retour. Vu les péripéties avec l'avion grecque en allé nous étions surpris de constater que l'avion libyen était tout neuf. Impeccable.

    Au contrôle des passeports à Athènes l'agent me dit "Vous n'avez pas de visa !". "Si, regardez : j'ai deux visas !". "Non, se chiffre deux s'est pour deux mois." Saperlipopette !!! Alors, malin que je suis je lui dis : "De toute façon vous ne pouvez pas nous renvoyer en Libye. On n'a plus de visas pour la Libye." "Je peux vous mettre dans un avion pour Belgrade." Quelle catastrophe ! J'ai la voiture à l'aéroport d'Athènes. C'est un mardi et il faut que je sois à Saclay lundi. Vera s'est mise à tempêter en insistant qu'on avec un enfant à bas âge. Pour ma grande surprise il a rapidement cédait et nous a laissé partir. J'étais ébahi : nous sommes entrés en Grèce sans visa !

    Le lendemain matin, à la frontière yougoslave l'agent grecque me fait : "Vous n'avez pas de visa !". Moi, toujours malin, je lui dis qu'il ne quand même pas nous envoyer à Belgrade. "Non, mais je dois vous coller une amende !" Du coup j'avais l'air un peu moins malin. Il a fini par nous laisser passer. Gratuitement.

 

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